jeudi 20 janvier 2011

Que retenez-vous
des années Mitterrand ?


Samedi dernier à Jarnac-Charente, les élus socialistes se sont recueillis sur la tombe de François Mitterrand. On avait rarement vu un tel déploiement journalistique recherchant, au détour d’une allée, la phrase percutante qui retiendrait l’attention.
Elle est venue de la bouche de Ségolène Royal, présidente de la Région Poitou-Charentes. Ne s’est-elle pas présentée comme la fille spirituelle de François Mitterrand, l’homme qui a rendu possible l’avènement de la Gauche, après des années de placard ?


Dépôt de gerbes sur la tombe de François Mitterrand à Jarnac

François Mitterrand n’était pas un enfant de chœur, ni un enfant de cœur tout court. Il connaissait les méandres de l’âme humaine, c’est pourquoi il a su manœuvrer jusqu’à faire oublier certaines zones d’ombre de son passé.
À son élection, en 1981, la presse de l’époque s’est tue, tétanisée par ce Louis XIV sans perruque qui distribuait les points selon son bon vouloir. Car il avait du charme, beaucoup de charme, et suscitait, chez ceux qui l’admiraient, une telle fascination que François de Grossouvre y laissa la vie quand il fut désavoué.
François Mitterrand se serait-il joué de la politique et des courtisans avec le même cynisme  ? Cultivé, doué d’une intelligence fine, il avait compris que tout peut s’acheter en ce bas monde. La fidélité des lieutenants, le silence discret des opposants. Sauf celui de Jean-Edern Hallier qui l’irrita fort quand il voulut dévoiler l’existence de Mazarine.

Inauguration du musée de Jarnac, avec François Mitterrand et son épouse. Des retrouvailles émues avec d’anciennes enseignantes.

On l’a dit florentin. Il était tout simplement doué de ce sixième sens qui permet d’éviter les écueils quand la mer est grosse. Mes ennemis, je m’en charge ; mes amis, je ne les quitte pas des yeux et je les place sur écoute ! Gare à celui qui voudra me trahir. Pour le reste, il y a prescription.
Nous retiendrons de son double septennat la construction européenne, l’abolition de la peine de mort - qu’on doit à l’homme admirable qu’est Robert Badinter - et des grands travaux comme la Bibliothèque Nationale de France et la Pyramide du Louvre.

Dans les années 80, François Mitterrand est venu honorer, à Saint-Thomas de Conac, un artisan charron de talent, Pierre Robin.

Tous les bâtisseurs apportent leur pierre à l’édifice. Mitterrand aura eu la délicatesse de ne rien apposer le concernant sur cette pyramide inversée qui réunit ses deux faces dans la cour du Louvre. Deux parties, l’une émergente, l’autre souterraine. La ressemblance n’est pas purement fortuite.

Que le Parti socialiste, en quête de héros, le prenne pour parrain de la prochaine Présidentielle semble légitime. Mais qui sera l’heureux bénéficiaire de son aura, voilà bien la question ?…
Nous avons demandé à des personnalités de répondre à cette question : Que retenez-vous des années Mitterrand ? Les avis sont partagés. Pas de doute, l’ancien Président ne laisse personne indifférent !

• Gérard Masson, président de la Fédération Handisports et du Comité Paralympique et Sportif français

À ce jour, François Mitterrand reste le seul leader de la Gauche à avoir été élu Président de la République sous la Ve République. Donc 1981, c’est tout à la fois un événement historique, une rupture, des espoirs, un enfant du pays qui accède aux plus hautes fonctions. Même si les deux événements ne sont pas comparables, j’ai retrouvé en 1981 un peu de ce que j’avais vécu en mai 1968. Un nouveau printemps de liberté. L’abolition de la peine de mort, la cinquième semaine de congés payés, l’incroyable défilé sur les Champs Élysée pour le bicentenaire de la Révolution, les radios libres, les fêtes de la musique et du cinéma, la chute du mur de Berlin… Excusez-moi pour ce pêle-mêle d’événements si différents, mais il est assez représentatif de ce vent de liberté qui soufflait sur les “années Mitterrand“.

D’un point de vue plus personnel, cette époque correspond à la Fédération Française Handisport reconnue d’utilité publique en 1983. Pour la première fois, l’équipe paralympique est reçue à l’Élysée au retour de Séoul, nous reconnaissant enfin comme des sportifs à part entière et non « entièrement à part ». Ce sont enfin les Jeux de Tignes-Albertville en 1992. Pour la première fois depuis leur création en 1960, les Jeux Paralympiques d’Hiver se déroulaient en France et nous avons remporté 19 médailles dont 6 en or.

• Jean-Charles Chapuzet, journaliste et écrivain


Il avait la dimension d’un grand chef d’État, mais il s’est préféré. Ce fut d’abord l’espoir, j’entends par là que François Mitterrand incarnait pour une partie de la population le changement, l’alternance, aboutissement de cette révolution culturelle - et non politique - que fut mai 1968 une vingtaine d’années auparavant. Si l’arrivée de Giscard en 74 fut un vote “générationnel“, au-delà du clivage droite/gauche, “1981“ fut une victoire idéologique pour la gauche française, qui n’avait pas été rassemblée de la sorte depuis 1936.

Après la fête, à l’heure du bilan, je ne retiens pas grand-chose de positif des années Mitterrand. Celui qui se disait démocrate fut un autocrate qui se servit de la République plus qu’il ne la servit. Sans aucun doute, il avait la dimension d’un grand chef d’État, mais il s’est préféré. Il a régné par la pensée unique, l’orgueil, la peur - signe d’une grande faiblesse humaine - et au final, sa postérité est entachée.

Après son décès, nombreux voyaient à chaud que les deux hommes politiques français du XXe siècle seraient Charles de Gaulle et François Mitterrand. Je pense qu’il restera au “Panthéon“ Clemenceau et de Gaulle, héros des deux guerres mondiales.
Les années Mitterrand sont celles de la désillusion d’une gauche qui intronisa un Roi. L’atteste depuis une quinzaine d’années la difficile reconstruction du Parti Socialiste sur le champ de ruines laissé volontairement par Mitterrand. Paroxysme de son orgueil, contraire à l’intérêt national, sa devise fut « après moi, le déluge »…

• Anne-Marie Molinié, sociologue


D’entrée, pour moi, le personnage est antipathique et sulfureux. Comment peut-on être de gauche en ayant été proche du gouvernement de Vichy ? Assoiffé de pouvoir, mentant aux Français, allant jusqu’à cacher son état de santé (d’autres l’ont fait avant lui). Globalement, “règne“ basé sur la duperie avec des disparitions nombreuses autour de lui dont ses amis Pelat, Hernut, Bérégovoy, Grossouvre…
Le premier septennat me paraît mitigé. Socialement parlant : hausse des salaires, 5e semaine de congés payés, semaine à 39 heures, loi Auroux sur les droits des travailleurs : ces mesures sont intéressantes à court terme. Pour la retraite à 60 ans, les économistes pressentent déjà qu’elles auront des retombées sur l’économie nationale. Des décisions bonnes en conséquence, mais pas économiquement. En homme politique, Mitterrand a pris des décisions démagogiques.
Les nationalisations (9 grands groupes et 40 banques) montrent leurs effets pervers avec une forte hausse du nombre de fonctionnaires. Par contre, je suis plutôt favorable à la loi contre la peine de mort (tout en déplorant qu’il n’y ait pas de perpétuité réelle) et à la loi Defferre sur la décentralisation. Je retiens en points négatifs une hausse du chômage, une inflation importante et un déficit commercial qui se creuse.
Les années 1986-1988 correspondent à la cohabitation avec Chirac : Politique de rigueur, suppression de l’impôt sur les fortunes, privatisation de TF1, Saint-Gobain, Paribas et Suez. Les Français, manquant d’analyse, optent pour la cohabitation qui bloque l’équilibre entre le législatif et l’exécutif. C’est typiquement français.

Du second septennat, je retiens essentiellement « les affaires », même si Michel Rocard essaie d’enrayer la crise dans les banlieues en mettant en place une politique de la ville. Avec Cresson et Bérégovoy, le déficit budgétaire se creuse. Les affaires financières mettent en cause le mode de financement des partis. Elles sonnent le glas du PS, de même que l’affaire du sang contaminé fait des vagues en mettant sur le devant de la scène des personnalités, dont Laurent Fabius. Sous Balladur, nouvelle cohabitation. Le gouvernement cède sous la pression de la rue : projet sur les écoles privées, manifestations paysannes, CIP. Je ne suis pas politologue, mais voici le fond de ma pensée…

Ségolène Royal à Jarnac : son attachement à François Mitterrand

• Jean-Marie Pontaut, rédacteur en chef du service investigation à l'Express


Deux septennats en clair-obscur. Le chef de l’État, cultivé, subtil, fin manœuvrier et grand politique, dissimulait un autre personnage, plus sombre, plus tortueux et moins reluisant. Ce double visage s’est dévoilé à l’occasion de plusieurs “affaires“ qui ont marqué son passage au pouvoir. Les plus retentissantes ? Le Rainbow Warrior, d’abord : l’envoi d’une équipe de la DGSE chargée de couler un bateau de Greenpeace dans le port d’Auckland, en Nouvelle Zélande. Un fiasco, longtemps démenti par le pouvoir, qui s’est soldé par la mort d’un militant écologique et la déconsidération des services secrets français.

L’affaire des écoutes de l’Élysée ensuite. Le chef de l’État a installé auprès de lui une “cellule“ dirigée par des gendarmes et chargée soi-disant de la lutte antiterroriste. En fait, il s’agissait d’une sorte de “police du chef“ qui servait essentiellement à protéger la double vie de François Mitterrand. La cellule a ainsi violé allégrement la vie privée de milliers de personnes en procédant à des écoutes téléphoniques parfaitement illégales.
Ombre et lumière. Mon travail de journaliste investigateur m’a surtout conduit à explorer les coulisses de cette époque…

Martine Aubry, dans l'attente des primaires

• François Julien Labruyère, président de l'Abbaye aux Dames de Saintes et des Editions du Croît Vif


Juste en quelques mots, je retiens de Mitterrand surtout le grand bonhomme de culture, Charentais qui plus est, et resté attaché à son pays dans lequel il n’avait pas pu faire carrière politique pour s’être fait griller la place par Félix Gaillard. J’ai publié un livre en 1998 qui s’appelle François Mitterrand et les Charentes de Vincent Rousset, qui a obtenu un grand succès, preuve que les Charentais restaient attirés par leur grand homme car, comme le montre le livre, celui-ci n’avait jamais rompu le contact et s’intéressait à tout ce qui se passait localement en soutenant des projets qui sans doute auraient eu du mal à voir le jour sans son soutien. Je pense tout particulièrement à deux petits événements qui me touchent personnellement, non pour y avoir participé directement, mais pour en avoir été ou en être toujours le dépositaire : deux inaugurations à Saintes, celle d’une exposition sur Agrippa d’Aubigné organisée en 1985 par l’Académie de Saintonge (Jean Glénisson) et surtout celle des travaux de réhabilitation de l’Abbaye aux Dames en 1988 (Michel Baron).
Sinon, le plus beau geste que je retiens de l’homme politique est la suppression de la peine de mort.

Samedi dernier à Jarnac, de nombreuses personnalités du PS ont rendu hommage à François Mitterrand.

• Jacques Bouineau, professeur de droit à l'Université de La Rochelle

Les années Mitterrand, c’est d’abord un mythe, bien sûr. Celui du décalage entre le temps vécu et le temps senti. Barbara l’a fort bien chanté, peu après son élection : « L’air semble plus léger. C’est indéfinissable ».

Nous sommes si nombreux à y avoir tant cru. J’ai fait partie de ceux qui ont bu le champagne, klaxonné et fait la fête en cette nuit des résultats. “La force tranquille“. Y ai-je jamais cru et m’a-t-elle au demeurant jamais tenté ? Elle correspondait à ce que l’on attendait, en tout cas. L’élection de Mitterrand, c’est ce dessin de Plantu : Le président est de gauche et la Tour Eiffel est à la même place ! L’impression de tordre le cou à une certaine fatalité. La certitude que tout était possible. Un air de 68 fredonné sur les premières rides qui, déjà, allongeaient les yeux.
Et puis, bien sûr, ce sont les lendemains de gueule de bois. Les premières capitulations devant “l’ordre des choses“. La laïcité en berne. Le triomphe de l’argent roi. Surtout ça : la déculpabilisation de l’argent. Syndrome de la Silicon Valley. Il ne s’agissait pas d’espérer Robespierre, bien sûr, mais nous savons bien, chez nous, que les marais sentent la souille et qu’à faire la part trop belle aux forces en place, on allait laisser s’envaser l’imaginaire. C’est peut-être la pire des déceptions : la mort programmée de l’espace du possible, pour reprendre le nom d’un lieu de chez nous.

Pour clore, le renversement des cartes. Ou simplement la perception de la face cachée. Bérégovoy qui se suicide. Dumas qui triche. Mitterrand qui cloître Mazarine. Zones d’ombres étouffant la lumière qui se ternit peu à peu. Ne reste que la mécanique éculée de l’art florentin. Quel talent ! Oui, c’est vrai, mais pour quelle innovation ? Pour qui connaît l’histoire de Florence, on a eu sous les yeux un bel épigone, mais on attendait du neuf, du sens à la vie, des directions nouvelles. On s’est un peu retrouvé devant les guichets de la banque des Médicis…
Bilan ? Un mal nécessaire ? Un bien roboratif le temps d’une saison, celle d’aimer croire qu’on pouvait croire encore ?

• Françoise Souan, responsable de la médiathèque de Thénac


Les années Mitterrand sont très vivaces dans ma mémoire. J’étais alors une jeune femme très engagée sur certaines causes. Les années Giscard m’avaient offert la joie de voir mon idole absolue, Françoise Giroud, accéder à un Ministère dédié aux femmes et la courageuse Simone Veil de faire passer, sous les invectives déplacées des députés masculins, la loi sur l’autorisation de l’IVG.

Les années Mitterrand vont répondre à de nouvelles problématiques, très importantes à mes yeux. Quelle grande journée d’émotion et de fierté lorsque, le 9 octobre 1981, Robert Badinter fait voter au Parlement l’abolition de la peine de mort. Ce châtiment honteux et inhumain n’était pas digne d’une démocratie et François Mitterrand a eu le courage politique de contrer une opinion publique fortement opposée à cette abolition. Les années Mitterrand, c’est aussi la révolution tranquille, mais terriblement efficace, de la décentralisation qui vint alors bouleverser notre État jacobin. Ce chantier-là n’est pas encore terminé ! Les années Mitterrand ont vu aussi la culture, à laquelle je suis attachée, s’imposer dans tous les arts avec une créativité et une liberté inédites.

Bien sûr, les années Mitterrand ont eu leurs failles, leurs ratages et leurs insuffisances. Aujourd’hui, je ne veux retenir que le sentiment personnel qu’un véritable homme d’État nous dirigeait, riche d’une grande culture, du sens de l’histoire, avec une vision internationale et bien sûr européenne de grande qualité.

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