mardi 17 novembre 2015

Jean-Marie Matagne : « Non au terrorisme, non à la terreur d’Etat. Changeons de logiciel »

Libre expression "courageuse" de Jean-Marie Matagne, président de l'Action des Citoyens pour le Désarmement Nucléaire après les attentats du 13 novembre 

Les Français sont en deuil. L’émotion, le saisissement, la douleur sont immenses. Pour se dire parisien, il n’est pas nécessaire d’habiter Paris, ni d’y être né comme moi, d’y avoir fait ses études, d’y compter des enfants ou des proches qui auraient pu se trouver au Petit Cambodge ou au Bataclan vendredi soir. D’où qu’il soit, chacun peut s’identifier aux victimes des massacres, partager le chagrin des familles à défaut d’éprouver la même douleur qu’elles, incommensurable.

La tragédie qui frappe le peuple de Paris doit être l’occasion de réaffirmer notre solidarité dans le combat contre les fanatiques enrôlés sous la bannière de Daech ou d’Al Qaïda. Comme en janvier, après les tueries de Charlie Hebdo et de l’hypermarché cachère. Mais elle doit être aussi l’occasion d’une réflexion de fond à partir de constats indéniables, et d’un sérieux examen de conscience qui devrait nous conduire à changer, non de valeurs, mais de logiciel sécuritaire, comme je le proposais le 8 janvier,  lendemain du massacre de Charlie. Sans quoi l’hécatombe continuera et risque de prendre des dimensions inimaginables.

Premier constat : Français, nous sommes en guerre. Sans l’avoir décidé, mais on l’a fait pour nous. Singulière infraction à la démocratie. Cette guerre ne se situe plus seulement au Mali, en Centrafrique ou en Syrie et ne concerne plus seulement des soldats qui peuvent se défendre. Elle s’est transportée sur notre territoire et nous concerne tous. Voici chaque citoyen, chaque habitant de l’hexagone ramené au sort commun des habitants de Bagdad ou de Beyrouth.

Deuxième constat : On a attenté à nos « intérêts vitaux » - à moins de dire que les 132 civils tués et les 350 blessés en plein cœur de Paris n’en font pas partie, mais dans ce cas, qu’est-ce qui en fait partie ? Or, pour empêcher cet attentat, nos 300 « têtes nucléaires » - nos bombes atomiques - n’ont servi rigoureusement à rien.

Elles pourraient pourtant faire un milliard de morts. Mais elles ne font que menacer d’hypothétiques ennemis, qu’elles ne seraient même pas capables de dissuader de nous attaquer s’ils le voulaient vraiment, puisqu’ils disposent eux-mêmes d’armes nucléaires : les leurs nous dissuaderaient d’employer les nôtres en premier. Au temps de la guerre froide, le président Giscard l’avait secrètement reconnu et s’était résigné d’avance à une éventuelle occupation soviétique. La « force de frappe », c’est, en plus onéreux et plus sophistiqué, notre nouvelle ligne Maginot.

Ces bombes inutiles contre d’autres Etats nucléaires n’ont pas empêché nos ennemis réels - une poignée d’individus déterminés - de commettre le carnage que l’on sait. Faut-il s’en étonner ? On n’emploie pas un marteau-pilon pour écraser une guêpe. Ailleurs, les bombes d’Obama n’empêcheraient pas davantage un nouveau 11 septembre, celles de Poutine de nouveaux attentats de Moscou. Celles de Netanyahu n’empêchent pas plus les attentats en Israël que les massacres d’habitants de Gaza par son armée ou leur bombardement avec des projectiles à uranium appauvri qui sèment parmi eux cancers et difformités génétiques. Bref, la terreur d’Etat nucléaire n’empêche aucun conflit armé « conventionnel », aucun massacre « ordinaire » ou « exceptionnel », ni aucun terrorisme. Aucune horreur guerrière. De 1945 à 1985, il y a eu plus de tués par la guerre que pendant la première guerre mondiale. Et cela continue.

Troisième constat : les milliards d’Euros détournés vers la bombe atomique serviraient bien davantage à gagner la guerre contre le terrorisme, s’ils étaient employés à mieux équiper la police et l’armée françaises, tout en réduisant au moins un peu le budget de l’armée, pour satisfaire les besoins sociaux et humanitaires les plus criants.

Ces 300 bombes atomiques et celles qu’on a mis au rencart nous ont coûté 300 milliards d’Euros et continuent de nous coûter au moins cinq milliards par an, pour un résultat nul - ou plus exactement, négatif. Mais pour le président Hollande, pas question d’y toucher ! Devant le Congrès réuni à Versailles, pour répondre aux besoins générés par Daech il préfère creuser le déficit budgétaire plutôt que de remettre en cause la Bombe. Devant Elle, même la sacro-sainte orthodoxie budgétaire de l’Europe doit s’incliner.

Quatrième constat : ces bombes disqualifient totalement le discours « humaniste » censé justifier notre combat contre la barbarie djihadiste. Les militaires français qui bombardent Daech aux commandes de Rafale ou de Mirage– en principe sur des cibles seulement militaires, en pratique, c’est moins sûr – sont pour le moment hors d’atteinte des djihadistes. Ceux-ci vengent « leurs frères », disent-ils, en assassinant n’importe où n’importe quels Français. Mais comment leur reprocher cette barbarie, lorsqu’on se déclare soi-même prêt à la commettre, à une échelle mille ou cent mille fois plus importante ? Car qu’est-ce qu’une bombe H comme celles dont dispose le président Hollande, de 7 à 22 fois plus puissantes que la bombe A d’Hiroshima, sinon le moyen d’assassiner à distance des centaines de milliers ou des millions de civils ? Seront-ils plus chanceux que les parisiens assassinés par Daech ?

Il faut appeler chat un chat : les armes nucléaires sont des armes de crime contre l’humanité. C’est ce qu’Alain Peyrefitte faisait remarquer au général de Gaulle à l’issue du conseil des ministres du 4 mai 1962. C’est aussi ce que l’Assemblée générale de l’ONU a proclamé dans sa résolution 1653 XVI du 24 novembre 1961 : « tout Etat qui emploie des armes nucléaires et thermonucléaires doit être considéré comme violant la Charte des Nations Unies, agissant au mépris des lois de l’Humanité et commettant un crime contre l’Humanité et la civilisation. » François Mitterrand l’a reconnu pendant la « guerre du Golfe » : ce sont des « armes barbares ».

Malgré cela, depuis son élection, François Hollande n’a cessé d’affirmer, comme à Istres le 19 février 2015, que notre présumée « force de dissuasion » devait être conservée et même modernisée. Mais si la défense des droits de l’homme, de la démocratie et des valeurs républicaines peut servir à justifier des crimes contre l’humanité, comment les adeptes d’une cause qui se moque de ces valeurs pourraient-ils se laisser convaincre de ne pas en commettre à une échelle bien plus modeste ? Il est choquant qu’un chef d’Etat supposé raisonnable puisse continuer à tenir ce double langage, et le parterre de journalistes qui recueillent ses propos, continuer à les reproduire sans broncher. On attend encore l’éditorialiste qui s’en aviserait.

Il est vrai que nos parlementaires, lorsqu’ils entonnent une Marseillaise martiale, ne semblent pas non plus remarquer qu’on ne peut à la fois s’indigner contre « ces féroces soldats » qui « viennent jusque dans nos bras égorger nos fils et nos compagnes » et d’un même souffle, dans le même couplet, appeler à faire couler à flots « un sang impur » au point qu’il « abreuve nos sillons ». Vertu guerrière, quand tu nous tiens…

Cinquième constat : non seulement la terreur d’Etat ne dissuade en rien les terroristes, mais encore elle les invite à hisser le niveau de leurs crimes jusqu’à celui revendiqué pour elles-mêmes par les puissances nucléaires.

Ils le peuvent, soit en se procurant au marché noir une bombe atomique (c’est encore difficile) ou bien les matériaux leur permettant d’en construire une, soit, beaucoup plus facilement, en attaquant les cibles radioactives qui leur sont offertes en permanence dans notre pays : d’une part les 58 réacteurs électronucléaires de nos 19 centrales – récemment survolées par des drones d’origine non-identifiée – ; d’autre part les transports de plutonium qui chaque semaine, par centaines de kilos, sillonnent la France du nord au sud et d’ouest en est, par quatre trajets différents dont chacun met en danger des dizaines de villes, Paris compris. Quand on sait qu’une poussière de plutonium inhalée, d’un millionième de gramme, provoque dans les six mois un cancer pulmonaire fatal, on frémit à l’idée que l’un de ces transports puisse être la cible d’un tir de bazooka ou s’embraser en s’encastrant dans un camion-citerne ou même un simple camion, comme dans l’accident récent de Puisseguin.

Nos stratèges et nos dirigeants politiques semblent n’avoir jamais réalisé qu’une centrale nucléaire, un transport de plutonium ou de déchets radioactifs, sont, en cas de guerre – et nous sommes en guerre, on ne cesse de nous le répéter -, autant de bombes radiologiques mises à la disposition de l’ennemi.

Sixième constat : Comme l’a textuellement déclaré le président Hollande le soir du 13 novembre, « il y a effectivement de quoi avoir peur ». Mais c’est d’abord de lui et de ses huit autres homologues dans le monde qu’il faut commencer par avoir peur.

Dans le genre tyrannique, la monarchie absolue de droit divin que la France a connue jusqu’à la Révolution de 1789 n’est qu’une aimable plaisanterie au regard de la dictature nucléaire qu’elle confie aujourd’hui au président de la République, en lui déléguant le pouvoir exorbitant de massacrer des millions de personnes à l’autre bout du monde et par la même occasion, d’attirer sur ses concitoyens la foudre nucléaire. De ce point de vue, il n’y a pas de différence fondamentale entre le dictateur qui sévit en Corée du Nord et les autres chefs des 9 Etats dotés d’armes nucléaires, « démocraties » occidentales comprises.

Comment expliquer cette aberration et sa persistance au-delà de la Guerre froide ? Sans doute par le fait que la course aux armes nucléaires n’était pas seulement motivée par une peur réciproque et un souci de sécurité nationale, mais aussi et surtout par la volonté de puissance, de domination de l’Autre par la menace permanente de son anéantissement collectif. L’arme nucléaire était et reste plus que jamais un attribut de la « puissance ». Elle perpétue du même coup une atmosphère de rivalité, de défiance entre Etats, certes propice à la compétition dont le capitalisme, privé ou étatique, et les chauvinismes nationaux se délectent, mais qui contrecarre la coopération dont l’humanité aurait tellement besoin pour relever les immenses défis auxquels elle doit faire face. Dont la détérioration du climat. Dont la misère et la menace de pénurie alimentaire. Dont le fanatisme ethnique ou religieux. Dont le terrorisme.

L’alternative est entre domination ou coopération, dictature ou démocratie, violence ou non-violence, oppression ou liberté, exploitation ou égalité, terreur ou fraternité.

Septième constat : Malgré le matraquage en faveur du nucléaire civil et militaire dont ils font l’objet depuis des décennies, les Français ne sont pas dupes des arguments spécieux développés par les adeptes de l’atome. En tout cas en matière militaire, ils veulent une autre politique.

C’est ce qu’indique un sondage de l’IFOP réalisé à l’initiative de l’Action des Citoyens pour le Désarmement Nucléaire (ACDN) du 9 au 11 octobre 2015 sur un échantillon de 1000 personnes de plus de 18 ans, représentatif de la population française : trois Français sur quatre veulent abolir l’arme nucléaire-. Trois sur quatre (74%) veulent « que la France négocie et ratifie avec l’ensemble des Etats concernés un traité d’interdiction et d’élimination complète des armes nucléaires, sous un contrôle mutuel et international strict et efficace ». Et trois sur quatre veulent être consultés par référendum sur cette question. Ils sont même prêts à soutenir personnellement une proposition de loi parlementaire qui organiserait un tel référendum.

Ainsi, il est possible que les Français approuvent – mais il faudrait quand même s’en assurer, démocratie oblige - la guerre que mène la France à Daech et plus généralement aux djihadistes. Mais ils désapprouvent largement sa politique nucléaire militaire. Les faits leur donnent raison : l’arme nucléaire a beau être le fétiche d’une puissance fantasmée, elle entretient l’impuissance de fait face au terrorisme, quel qu’il soit, tout en accroissant la probabilité d’une catastrophe nucléaire qui pourrait aller jusqu’à l’anéantissement de l’humanité.

Conclusion

Il y a des mesures d’urgence, policières et militaires, à prendre pour combattre et si possible vaincre Daech, neutraliser ses sbires, le priver de ses soutiens éventuels dans la population française. On peut faire a priori confiance au gouvernement actuel pour prendre ces mesures, pourvu qu’elles n’instaurent pas durablement des procédures, des institutions et des pratiques contraires à la démocratie et susceptibles de dégénérer en un régime autoritaire, voire pire. Auquel cas Daech, même militairement vaincu, serait le véritable vainqueur.
Parallèlement à ces mesures d’urgence, d’autres devraient être prises par le gouvernement, s’il veut vraiment sécuriser la vie des Français :
1°) Suspendre immédiatement tous les transports de plutonium et de déchets radioactifs qui traversent la France : ils exposent la population à un immense danger de contamination radioactive, accidentelle ou provoquée. Cela peut même se faire sans tambours ni trompettes, et sans aucun effet immédiat sur le fonctionnement des centrales.
2°) Décider que la France renonce à ses centrales nucléaires et préparer un plan de sortie du nucléaire, prévoyant l’arrêt le plus rapide possible des réacteurs en commençant par les plus dangereux et les plus anciens (par exemple ceux de plus de 30 ans) dont ceux de Fessenheim évidemment, et décider l’arrêt du chantier d’EPR à Flamanville. La COP21 pourrait être l’occasion de faire connaître cette décision historique aux autres gouvernements : on ne soigne pas la peste par le choléra, ni le climat par le nucléaire, ni la prolifération des armes nucléaires par l’exportation de réacteurs. Seul un monde sans armes ni centrales nucléaires aurait des chances de redevenir vivable, pour peu que soient remplies d’autres conditions, toutes liées au recul de la domination d’une petite minorité d’hommes avides de pouvoir, politique ou financier.
3°) Cesser d’alimenter le brasier en vendant à tout va nos armes made in France. Car ce n’est pas en exportant des armes qu’on renforce la paix, ni sa propre sécurité. Faut-il rappeler que c’est un Exocet de fabrication française avec capitaux britanniques qui a coulé corps et biens un navire de Sa Majesté pendant la guerre des Malouines (ou Falkland) ? Que ce sont des Mirage français pilotés par des aviateurs irakiens formés en France qui ont servi à massacrer 5000 civils kurdes à Halabja avec des armes chimiques ? Entre les droits de l’homme et les marchands de canons, la France doit choisir.
4°) Proposer à tous les Etats nucléaires, ou pour commencer à ceux ayant signé le Traité de Non-Prolifération (TNP), d’entamer des négociations en vue d’établir et ratifier un traité d’interdiction et d’élimination complète de leurs armes nucléaires, sous un contrôle mutuel et international strict et efficace.

Cette initiative inédite aura le soutien des Français. Elle pourrait entraîner à moyen terme un changement de climat international qui favoriserait à son tour la résolution pacifique de conflits régionaux, comme en Ukraine, Syrie, Irak, Israël, tout en incitant les Etats impliqués à poursuivre une coopération plus étroite en matière de lutte contre le terrorisme.

Pour sortir de l’impasse où les djihadistes voudraient nous acculer, il faut faire preuve de fermeté, d’imagination, et d’abord, de loyauté à nos valeurs. Dépasser les réactions spontanées de peur, de haine, de mobilisation guerrière, certes. Prendre du recul. Faire notre examen de conscience politique. Constater que la France ne respecte pas ses propres valeurs. Et construire calmement, méthodiquement (avec un zeste de poésie, tout de même) un monde où les idées féroces et forcenées des djihadistes deviendront farfelues, aussi inoffensives que dérisoires, au point de provoquer le rire inextinguible des dieux. Je sais, en écrivant cela, que je ne plairai pas à ses sourcilleux djihadistes. C’est ma façon à moi de leur résister.

Jean-Marie Matagne 
Président de l’Action des Citoyens pour le Désarmement Nucléaire 

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